Citoyenneté et gouvernance, partie 2


Ce deuxième volet du dossier « Citoyenneté et gouvernance » se penche sur le fonctionnement démocratique de nos sociétés. Après avoir présenté la façon dont le numérique transforme l’espace public, il analyse son impact sur différentes formes de démocratie (représentative, participative). Il montre ensuite comment les dispositifs numériques favorisent actuellement une démocratie d’opinion, tout en laissant entrevoir des potentiels plus démocratiques. En complément, il nuance les risques de la désinformation numérique pour la démocratie.

Objectifs

  • Comprendre comment l’espace public s’est transformé au gré de l’évolution des dispositifs numériques.

  • Saisir la pluralité des systèmes démocratiques et l’impact différencié du numérique sur ceux-ci.

  • Explorer le potentiel du numérique dans la réalisation des idéaux démocratiques.

  • Comprendre que l’impact des dispositifs numériques sur la démocratie relève avant tout de décisions à caractère politique.

Enjeux

Le numérique impacte notre organisation politique d’une multitude de manières, en transformant l’espace public ainsi que les diverses formes de démocratie. Ce faisant, il transforme profondément l’exercice de la citoyenneté.

🏙️ Reconfiguration de l’espace public

Dans une perspective politique, l’espace public désigne le cadre dans lequel la population peut discuter et débattre librement de sujets en lien avec la collectivité ou avec l’activité de l’État. L’espace public devrait favoriser une critique du gouvernement et l’émergence de contre-pouvoirs, en permettant l’auto-organisation de collectifs représentant des intérêts négligés par les autorités politiques. En ce sens, l’espace public constitue le socle de la société civile[1]. Il permet d’exercer sa citoyenneté et de prendre en compte la pluralité des conditions d’existence au sein d’une population. Il constitue, finalement, le lieu d’accès à des informations importantes pour la collectivité.

Les dispositifs numériques, et l’avènement du Web participatif en particulier, ont profondément modifié la nature de l’espace public lui-même, et pas seulement la frontière entre les sphères publique et privée. L’espace public se trouve en effet étendu par le numérique. Alors qu’auparavant, l’expression publique était réservée à certains acteurs disposant d’une légitimité professionnelle (les journaux, les personnalités politiques ou expertes, etc.) et contrôlée par ceux-ci, les médias sociaux permettent désormais à tout un chacun de s’exprimer. Cette évolution ébranle de manière fondamentale l’organisation traditionnelle de l’espace public, puisque les médias (radio, télévision, journaux) ne sont plus les gatekeepers (les portiers) de l’information. Ceux-ci ne détiennent plus l’exclusivité du droit de publier et nous pouvons désormais accéder à de l’information qui dépasse leur sélection éditoriale.

Le Web, en permettant la publication personnelle, transforme ainsi l’espace public en y faisant s’exprimer plus de personnes, qui sont désormais ordinaires. Cela a une conséquence majeure s’agissant des contenus qui circulent : il s’est opéré une dissociation entre l’information visible et l’information importante, alors que ces deux caractéristiques étaient traditionnellement associées (on diffusait, donc rendait visible, le contenu qui était jugé d’intérêt public, donc important). Aujourd’hui, être visible en ligne ne signifie plus être pertinent pour le débat public. Les règles de visibilité ont changé de logique, dans le sens où l’information est d’abord publiée (par toute personne connectée), puis triée et hiérarchisée par les algorithmes (ceux des moteurs de recherche et des réseaux sociaux en particulier).

Ceux-ci déterminent en effet l’importance de cette information en fonction du comportement des internautes (nombre de liens hypertexte liés à la page, likes, partages, etc.) et de considérations plus spécifiques. Chaque réseau social dispose ainsi de son propre algorithme, qui priorise un contenu particulier – les publications récentes, les images, etc. – en fonction d’une grande quantité de facteurs, notamment la notoriété de la source, la popularité du message et sa date de publication. De la quantité massive de publications en ligne, seule une infime minorité devient réellement visible. Les algorithmes et, dans une certaine mesure, les internautes, sont ainsi devenus les gatekeepers du contenu circulant en ligne.

Les réseaux sociaux constituent le lieu principal de ces évolutions. La massification de leur usage, dès le début des années 2000, a abouti aujourd’hui à une grande diversité et complexité dans la façon dont ils nous mettent en scène, tant au niveau de l’identité mobilisée (civile, anonyme, etc.) que de la gestion de la visibilité (listes d’amis, publications différenciées, etc.). Il n’y a donc pas un seul grand et unique espace public numérique dans lequel chaque personne révélerait tout à tout le monde. Au contraire, les réseaux sociaux permettent de paramétrer de manière toujours plus fine le contenu et ses publics.

Les dynamiques qui parcourent les médias sociaux ne sont pas celles de l’espace public traditionnel. Dans ce dernier, les informations étaient publiées en fonction de logiques d’audience, en considérant l’espace public comme un marché dont on pouvait accaparer des parts. Or, aujourd’hui, les réseaux sociaux sont exploités dans une large mesure selon des logiques de réputation : les personnalités et organisations en usent pour soigner leur image et pour capter l’attention des internautes, via des publications qui n’ont souvent pour seul but que de devenir virales. Ces logiques sont renforcées par le design des plateformes numériques, qui favorisent la réactivité à la réflexion, à tel point que certains chercheurs estiment qu’elles détruisent l’espace public lui-même, en le transformant en une compétition pour l’attention. Cela produit des effets importants sur nos démocraties.

📢 Démocratie

Démocratie : différencier les impacts du numérique

La démocratie, en tant que système politique dans lequel le pouvoir est exercé par les citoyens, se fonde sur les principes d’égalité des droits, d’auto-détermination et de liberté des individus. Un gouvernement est qualifié de démocratique lorsque son fonctionnement reflète ces intentions et qu’il permet le recours à des moyens d’action collective (manifestations, référendums, grèves, etc.) en réaction aux décisions parlementaires ou à des problématiques sociales.

La démocratie peut se concrétiser par une pluralité de régimes politiques. Celui qui s’est imposé dans les sociétés occidentales relève de la démocratie représentative, dans laquelle une assemblée, élue par la population, prend les décisions et gouverne le pays. Ce système est si répandu qu’on le considère souvent comme le seul format démocratique. Or, il convient de tenir compte des alternatives telles que la démocratie directe ou participative qui, si elles ne dictent pas le fonctionnement démocratique actuel, peuvent toutefois coexister au sein même du système représentatif.

Les dispositifs numériques ont un impact différencié sur ces formats, agissant tant au niveau des procédures que des infrastructures de la démocratie.

Démocratie représentative : déstabilisation des pouvoirs publics

Historiquement, le développement d’Internet a été porté par un projet politique qui promettait l’avènement d’une société réellement démocratique [2], plus directe, fondée sur la nature distribuée du réseau et l’horizontalité qu’il devait permettre dans les échanges. Depuis, l’expérience a montré qu’Internet n’a pas automatiquement démocratisé les sociétés. Au contraire, le réseau est largement exploité à des fins de contrôle, de répression ou de surveillance, que ce soit par des régimes dictatoriaux ou par les démocraties elles-mêmes. De plus, les institutions représentatives, bien qu’ébranlées, sont toujours en place. Le numérique ne les a pas rendues obsolètes. Toutefois, en élargissant l’espace public, il a affaibli leur autorité et leur centralité. Ces caractéristiques ne sont plus des acquis mais régulièrement contestées et négociées au sein des réseaux numériques. Le numérique a ainsi modifié l’équilibre des pouvoirs au sein du système représentatif.

Les acteurs politiques doivent désormais cultiver une présence en ligne mais celle-ci sert avant tout à promouvoir les partis et leurs candidats, non à établir un lien plus étroit avec les citoyens (sauf si ceux-ci sont des indécis dont on cherche à récupérer le vote). Les dispositifs numériques peuvent toutefois se montrer déterminants pour faire entrer de nouveaux acteurs dans l’arène politique, en facilitant la coordination et la communication. Cela s’est produit, par exemple, avec la création du parti Podemos en Espagne, l’ascension du Mouvement 5 étoiles (Movimento 5 Stelle) en Italie, ou des mouvements tels que les Gilets jaunes ou les printemps arabes. Les réseaux numériques peuvent ainsi constituer un espace alternatif duquel émerge la contestation populaire, a fortiori dans un régime autoritaire contrôlant les médias traditionnels[3]. Pour avoir un impact politique, celle-ci doit cependant toujours prendre corps hors ligne, au travers de manifestations ou d’occupation de l’espace public (places, ronds-points), autant d’évènements qui rassemblent les citoyens et dont la médiatisation vient consolider la mobilisation numérique.

Enfin, du point de vue des infrastructures, des dispositifs numériques ont émergé qui mettent en évidence et impliquent de repenser les fondations techniques ayant prévalu jusqu’alors dans le fonctionnement représentatif. Il en va ainsi des dispositifs qui sous-tendent le vote. Chaque innovation technique en la matière (isoloirs, machines à perforer les cartes, etc.) a fait l’objet d’un long processus de mise en place. L’infrastructure du vote est en effet cruciale pour la participation démocratique. Elle présente des enjeux majeurs en termes de confiance, puisqu’elle doit garantir le secret du vote et sa fiabilité, tout en permettant aux résultats d’être vérifiés.

Ce sont des conditions essentielles pour garantir la légitimité des votations et l’acceptation de leur résultat par toutes les parties impliquées. L’équipement numérique du processus de vote s’est décliné dans les machines à voter électroniques et dans le développement du vote en ligne. Développés depuis le début des années 2000, ces deux dispositifs ont suscité de fortes controverses et d’importants débats autour de la question de la confiance. Se pose également l’enjeu de la souveraineté de l’État face aux entreprises qui développent les solutions numériques de vote.

La question dépasse donc les considérations de sécurité informatique pour devenir politique : comment déléguer au secteur privé la mise en place de ce processus fondamental ? Comment contrôler la réalisation de ce travail sans entraver le secret du vote ? Quelle est la transparence de ces décisions vis-à-vis des citoyens ? Font-elles l’objet d’un débat public ? Malgré deux décennies d’expérimentations, il n’existe toujours pas de solution probante et sûre pour voter de manière électronique. En Suisse, 300 projets ont été menés dans 15 cantons depuis 2004. Cette phase d’essais a été interrompue en 2019 à la faveur d’une réorientation de la démarche. Les essais ont repris en 2023 afin de tester le nouveau système développé par La Poste Suisse, dit « à vérifiabilité complète » car il devrait permettre de vérifier l’intégrité des suffrages et ainsi identifier les tentatives de manipulation du vote. L’administration suisse accorde en effet une importance capitale à la sécurité, qui « prime la vitesse » en matière de généralisation du vote électronique.

Démocratie participative : des contributions multiformes

S’agissant de la démocratie participative, le numérique a longtemps porté l’espoir d’une large contribution de la population aux décisions gouvernementales. Des processus participatifs numériques émergent dès les années 1990. Ils permettent aux institutions de consulter les citoyens en ligne sur des sujets d’intérêt public tels que l’aménagement du territoire. De telles initiatives ont encore lieu, à l’instar de la plateforme « Lausanne Participe ». Le bilan de ces initiatives, désormais nombreuses, reste toutefois mitigé : malgré les moyens importants déployés, elles ne fédèrent que peu les internautes et ceux-ci sont loin de refléter la diversité de la population (éducation supérieure ; fort engagement politique ou associatif). Il est par ailleurs difficile d’évaluer le poids de ces consultations sur les décisions effectivement prises par les instances publiques.

La participation ne passe pas uniquement par les institutions mais aussi par les individus. Le Web est, par définition, fondamentalement participatif. Les internautes produisent massivement du contenu et donnent constamment leur opinion sur une vaste gamme de sujets. Elle peut apparaître tant sur un statut Facebook que sur un meme, sur un forum dédié, en commentaire d’article ou au travers de partages et de like. Cette opinion, si elle peut être éminemment politique, n’est en revanche ni organisée, ni contrôlable. On ne peut donc pas la mesurer à travers les instruments traditionnellement déployés par les gouvernements ou les médias. On ne peut pas, par exemple, s’assurer de la viralité qu’aura un hashtag, même s’il existe des conseils sur comment les créer. Leur viralité relève largement de circonstances accidentelles, comme ce fut le cas avec meToo ou JesuisCharlie. Les mouvements d’opinion exprimés en ligne ne sont ainsi pas instigués ni dirigés par un pouvoir politique ou médiatique mais viennent de l’agrégation de dizaines de milliers d’actes expressifs isolés des individus.

L’essor des civic techs constitue un autre exemple de participation citoyenne impulsée par le numérique (voir encadré). Entreprises dédiées à une cause citoyenne ou sociale et reposant fondamentalement sur les technologies de l’information, les civic techs témoignent des nouvelles modalités participatives avec lesquelles le numérique vient enrichir la démocratie.

« Les civic tech, ou la démocratisation de la démocratie »

L’essor des civic tech, ou « technologies civiques », n’est pas sans rappeler l’ambition ayant animé les pionniers d’Internet : face aux limitations ou à l’inaction des institutions représentatives, des individus mobilisent les technologies numériques pour tenter de résoudre des problématique sociales[4]. Comme pour les pionniers, les civic tech nourrissent l’espoir de changer la société à partir d’initiatives individuelles, en court-circuitant le pouvoir central. En Suisse toutefois, une quantité importante de technologies civiques sont également portées par les autorités, en particulier les communes et les villes[5].

Les civic techs touchent au fonctionnement démocratique en cherchant à améliorer les procédures représentatives, à les enrichir par des démarches participatives ou à favoriser une démocratie plus directe[6]. Ainsi, le site « La fabrique de la loi » présente le travail parlementaire français de manière à pouvoir suivre l’élaboration des lois. En Suisse, plusieurs initiatives cherchent à intéresser les jeunes à la politique ou à les inciter à voter : le site « easyvote » propose diverses ressources pour les familiariser aux objets soumis à votation, ainsi que l’application « votenow » pour les aider à se positionner ; la démarche a également été gamifiée, avec les applications d’ « aide électorale » CH+App et Dope Elections ; la plateforme « engage.ch » propose une approche participative en permettant aux jeunes de soumettre directement des idées de projets aux corps politiques.

Les civic tech incluent également des initiatives plus sociales dans lesquelles des individus prennent en main directement certaines problématiques, dans une optique communautaire ou de coopération. Parmi les social tech actives en suisse romande, citons TooGoodToGo (lutte contre le gaspillage alimentaire), EyesUp (lutte contre le harcèlement de rue) ou encore FRC Cosmetics (sensibilisation aux substances indésirables dans les cosmétiques).

Les technologies civiques regroupent ainsi une grande variété d’initiatives. Si leurs objectifs visent l’intérêt général, le travail n’est toutefois pas toujours bénévole ou militant mais peut impliquer des acteurs plus commerciaux (développement de logiciels payants, services de consultation, etc.). Les civic tech ont également tendance à se focaliser sur les procédures plutôt que sur le contenu des programmes politiques, se targuant généralement de présenter l’information de manière neutre. Or, la démocratie devrait permettre le débat contradictoire. Les civic tech ont également de la peine à mobiliser les populations moins favorisées ou intégrées, ce qui compromet l’objectif même de leur existence.

De l’idéal « dialogique » à la démocratie d’opinion

Les technologies numériques peuvent ainsi favoriser des initiatives plus participatives et délibératives. Elles continuent d’être investies d’espoirs politiques et de promesses de changement social, malgré les déceptions liées à leur évolution depuis l’avènement d’Internet[7]. En permettant l’auto-organisation, l’horizontalité des échanges et la décentralisation, le réseau continue en effet de nourrir des alternatives politiques à la démocratie représentative. Cela est visible à la manière dont les mouvements sociaux se sont emparé des réseaux numériques : ils y cultivent la diversité des opinions, une organisation horizontale (sans chef) et un fonctionnement par consensus (les sujets de mobilisation et les décisions émanent des discussions collectives).

En ce sens, les propriétés des dispositifs numériques ouvrent la voie à un idéal de démocratie dite « dialogique »[8], qui considère le dialogue (entre experts et profanes notamment) comme un fondement démocratique essentiel. Elle accorde alors une grande importance à la mise en place de procédures qui favorisent l’expression de toutes les parties et l’exploration des possibles. Autant d’éléments que les outils numériques sont susceptibles de soutenir, que ce soit en termes d’investigation, de simulation, de contributions, de collaboration, de diffusion ou de suivi des débats.

Pour faire advenir ce format démocratique, l’innovation doit toutefois porter sur les procédures et non sur les seules solutions techniques. Il s’agit de trouver de nouvelles modalités pour mener les débats et faire valoir la multiplicité des arguments. Car, s’il existe aujourd’hui un certain débat politique en ligne, celui-ci ne correspond pas à l’idéal visé par la démocratie dialogique. En effet, les échanges sur le Web sont surtout dictés par des enjeux de réputation et une réactivité (par opposition à une attitude de compréhension et de réflexion) qui ne permettent pas la tenue d’une véritable argumentation ou délibération. Le format actuel des médiations numériques favorise au contraire une « démocratie d’opinion », dans laquelle l’opinion publique constitue la principale force motrice de la prise de décision politique. Cette dynamique a été identifiée bien avant le développement du numérique, dès l’émergence des médias de masse et la multiplication des sondages, qui permettent de récolter les impressions et les positions de la population face à des personnalités, des partis ou des initiatives politiques. Le terme est très largement utilisé de manière critique et négative, notamment pour dénoncer des dérives populistes. Car s’il apparait judicieux de sonder l’opinion publique, celle-ci ne doit toutefois pas guider à elle seule l’action politique. La démocratie d’opinion tend à considérer l’opinion du public comme homogène (ignorant les minorités) et à monitorer les réactions et les valeurs de ce public afin de pouvoir lui présenter (par des opérations médiatiques) des propositions basées sur ses préférences et ses idéologies. L’électorat n’est alors plus représenté par les partis mais par l’opinion publique. Cela tend à neutraliser toute possibilité de débat politique et de changement social, puisque seule compte l’opinion publique, qui n’est elle-même qu’un instantané des valeurs et des sentiments de la majorité de la population à un temps donné.

Dans une démocratie d’opinion, la gestion de la réputation des acteurs politiques est essentielle. Celle-ci est assurée fondamentalement par les médias (la télévision en particulier), qui leur fournissent la visibilité nécessaire. Les dispositifs numériques ont toutefois ouvert des possibilités considérables à ce niveau. D’abord mobilisées, dès les années 1990, dans le domaine financier pour optimiser l’image des marques (étroitement liée à la valorisation en bourse des entreprises), les technologies numériques permettent une traçabilité, une réactivité et une visibilité qui en font des outils précieux pour la gestion de la réputation, au travers de dispositifs de veille, de sondage ou de communication. Ces services sont désormais dispensés par des agences de social media monitoring. L’enjeu de la réputation pousse les pratiques de communication en ligne à privilégier la visibilité, et donc la viralité, des publications, ainsi que la réactivité face à un mouvement d’opinion concernant de près ou de loin sa propre réputation ou son activité politique. Les métriques réputationnelles sont ainsi priorisées aux dépends d’arguments informés et rationnels ; elles fondent l’action politique, qui n’a plus d’autre but que d’améliorer ses scores et de consolider son image.

Si les dispositifs numériques ont tendance à renforcer la démocratie d’opinion, ils soutiennent également la tendance inverse, à savoir une démocratie technocratique. En effet, nos démocraties reposent de manière fondamentale sur les avis d’experts pour prendre des décisions politiques. Cette dimension s’est accentuée avec les dispositifs numériques, qui facilitent la mise en réseau des scientifiques ainsi que la récolte et le traitement des données. Le pouvoir politique dépend alors largement des modélisations et quantifications sous-jacentes à l’expertise qui les oriente. En se focalisant sur ces éléments, qui sont par ailleurs souvent l’objet de controverses, la démocratie technocratique accorde peu d’importance à d’autres formes d’expertise ou d’expériences qui peuvent pourtant s’avérer enrichissantes.

💭 L’évolution du concept d’opinion publique

Finalement, il convient de noter que la nature même de l’opinion publique a changé avec l’usage des dispositifs numériques. Traditionnellement, l’opinion est construite par les instituts de sondage, selon des règles méthodologiques qui préservent l’intégrité des résultats (au travers notamment de la représentativité de la population consultée). Les technologies numériques ont permis le développement de l’opinion mining, qui repose quant à lui sur la captation et l’exploitation massive des traces numériques présentes en particulier sur les médias sociaux. Or, non seulement le contexte d’expression de ces « opinions » est largement différent de celui d’un sondage classique et devrait être pris en compte, mais les résultats eux-mêmes ne se basent plus que sur des approximations et des corrélations. Celles-ci sont suffisantes dans la logique de la démocratie d’opinion (surveiller sa réputation et réagir à ses fluctuations) mais ne permettent pas d’obtenir des résultats significatifs. Parler d’opinion publique aujourd’hui ne renvoie donc plus uniquement aux méthodes de quantification développées au cours du 20ème siècle. Elle désigne désormais la réputation mesurée en ligne, de manière peu robuste, à propos d’une thématique ou d’une personnalité publique. Même si elle émane des réseaux numériques, elle finit par affecter les médias traditionnels dans la sélection des thématiques à traiter et des personnes à questionner, car ceux-ci doivent conserver une audience suffisante et donc se focaliser aussi sur les sujets attirant l’attention du public sur les réseaux.

« la désinformation, un risque pour la démocratie ? »

Il est certain que la dérégulation du marché de l’information, en particulier la concentration de cette dernière dans les réseaux sociaux, a accru de manière significative la quantité de contenus douteux en circulation. Ce contenu recouvre la désinformation traditionnelle dans un contexte de compétition politique, les bullshit news (des informations choquantes produites à des fins commerciales ; autrement dit, du clickbait) et les fake news (la production active d’informations fausses, dans le but de tromper intentionnellement les internautes).

La désinformation (traditionnelle et fake news) concentre beaucoup d’inquiétudes s’agissant de son impact sur la démocratie. On l’accuse, par exemple, d’avoir influencé l’électorat au point de permettre l’ascension de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis ou d’avoir mené le Royaume-Uni au Brexit. Il convient toutefois de nuancer l’impact de ces tentatives de manipulation sur l’opinion publique.

Premièrement, cette hypothèse suppose que le public reçoit ces informations de manière passive et que les médias ont une influence directe et forte sur lui. Cela a toutefois été contredit par la recherche : l’information n’est pas intégrée automatiquement par un public crédule mais discutée et critiquée au quotidien, dans les interactions sociales.

En outre, l’impact de l’information circulant en ligne a beaucoup à voir avec sa visibilité. Même si les médias traditionnels n’ont plus le monopole de l’information, cela ne signifie pas que tout le contenu présente la même visibilité ni la même importance pour les internautes. Sur le Web, ce sont les acteurs très suivis qui déterminent la visibilité d’une information, comme en atteste le fonctionnement de Twitter ou le statut d’« influenceur ». En particulier, lorsqu’elles ne sont pas relayées par les médias (en ligne ou hors ligne), les fake news ont une circulation limitée et donc une portée faible. Lorsqu’elles restent dans l’obscurité, les fake news touchent essentiellement les personnes déjà acquises à leur cause. Même dans le cas d’une forte médiatisation, les études montrent que les fake news ne suffisent pas à faire basculer une élection. Il est donc important de ne pas imputer cette responsabilité aux dispositifs techniques, de manière à pouvoir identifier, à l’origine de ces résultats, des évolutions socio-politiques plus profondes (polarisation politique, montée des populismes, etc.).

Si elle ne détermine pas l’issue d’une votation, la désinformation peut toutefois avoir un impact très concret au sein des petits groupes dans lesquels elle circule (dans les messageries WhatsApp, par exemple). A ce niveau plus interpersonnel, les fake news sont moins susceptibles d’être démenties. Il peut en résulter des mouvements d’opinion aux conséquences graves (lynchages basés sur des rumeurs, diffamations, etc.).

Il convient ainsi de distinguer les espaces dans lesquels circule la désinformation pour pouvoir en cerner correctement l’impact.

💡 Une question de choix

En remodelant la configuration de l’espace public, les dispositifs numériques ont concrétisé de nouvelles modalités d’expression et d’interaction entre les citoyens et leurs représentants démocratiques. Ils ont ouvert la porte à de nouvelles formes de mobilisation et d’organisation politique, que ce soit au niveau matériel ou structurel.

À l’heure actuelle, ils ont surtout amplifié une dynamique de démocratie d’opinion. L’impact du numérique sur nos démocraties est toutefois multiforme. Il dépend surtout de la façon dont on fait usage de ses dispositifs et pas uniquement de leurs propriétés techniques. Ainsi, le numérique est susceptible de favoriser d’autres systèmes, plus démocratiques. Tout est affaire de choix, à commencer par celui du débat public : vu leur impact sur l’activité politique et l’exercice de la citoyenneté, les technologies numériques gagneraient à être discutées dans l’espace public, afin d’adopter des modalités d’usage allant dans le sens d’une amélioration durable de nos démocraties.

Ressources

  • Le livre Culture numérique (2019) de Dominique Cardon – chapitre « L’espace public numérique ». Voir également son précédent ouvrage, La démocratie Internet (2010).

  • Une courte intervention d’Olivier Glassey au sujet de la confiance en la démocratie à l’ère numérique.

  • Une animation et une intervention résumant la nature et les enjeux du débat démocratique en ligne.

  • Une analyse retraçant l’historique et les enjeux du vote électronique au niveau européen.

  • Une discussion avec Nathalie Pignard-Cheynel sur l’impact du smartphone dans la façon de produire de l’information (essor du « journalisme mobile »).

Pistes pédagogiques

Activité : L’évolution de l’espace public

🕑 45 min | ✍️ débranché

Objectif

  • Retracer l’évolution de l’espace public au gré des innovations en matière de technologies de la communication.


A. Tableau à compléter

Avec les élèves, et en mobilisant des exemples contemporains (le journal télévisé, la presse, le web, etc.), identifier les trois éléments constitutifs de l’expression publique : l’émetteur d’un message, le message lui-même (son sujet, son contenu) et les récepteurs de ce message.

Note

Les éléments en italique sont des suggestions de réponses possibles.

Type de média

Émetteur

Message (contenu)

Récepteur

Presse d’opinion (18ᵉ siècle)

Elite professionnelle

Intérêt public ; personnalités ; institutions

Elite cultivée et lettrée ; Opinion publique

Presse de masse, radio, TV (19ᵉ–20ᵉ siècles)

Journalistes ; Gatekeepers : déterminent agenda politique

Intérêt public et populaire ; visible = important ; Contenus filtrés avant publication

Public silencieux ; audience à attirer

Web (années 1990 : blogs, forums, wikis)

Personnes ordinaires connectées (compétences techniques)

Centres d’intérêt personnels ; visible ≠ important ;

Internautes aux interactions limitées

« Web 2.0 » ; réseaux sociaux (années 2000)

Personnes ordinaires connectées (massification)

Publication personnelle ; mise en scène de soi ; visible ≠ important ; contenus publiés puis filtrés (algorithmes)

Amplification et diversification des interactions entre internautes ; public réactif (ex : hashtags)


B. Pistes de discussion

Ces trois éléments ont évolué au gré des innovations en matière de technologies de l’information et de la communication. En discutant avec les élèves, reconstituer le tableau ci-dessous, qui reprend quatre moments majeurs de cette évolution.

  • Presse d’opinion

Piste de réflexion

Avec la pression d’opinion (journaux) qui se développe au 18ème siècle, des professionnels écrivent pour commenter ou critiquer l’activité des personnalités, institutions, entreprises. On discutait alors surtout des autorités au pouvoir. Le concept de public, en particulier d’opinion publique, se forme à ce moment.

  • Presse de masse, radio, télévision

Piste de réflexion

La fin du 19ème voit la professionnalisation du métier de journaliste, avec l’essor de la presse de masse. Suivent la radio (années 1930), puis la télévision (années 1950). Ces médias touchent désormais un large public. C’est la naissance de l’espace public classique, dans lequel une faible quantité d’acteurs (les journalistes) sélectionnent, hiérarchisent et cadrent l’information à transmettre à la population. Les messages concernent les sujets jugés dignes d’intérêt public mais ils s’élargissent également avec, par exemple, les faits divers et des articles plus culturels, dans le but d’attirer l’audience. Dans cette configuration, les journalistes sont les gatekeepers de l’information et le public reste largement silencieux. Ce sont ainsi les médias qui déterminent l’agenda politique : les sujets traités seront considérés comme importants par le lectorat, et ainsi érigés au rang de problème public.

  • Web

Piste de réflexion

Avec le développement des usages du Web, à la fin des années 90, toute personne connectée à Internet peut s’exprimer pour échanger autour de ses intérêts (sur des blogs, forums, etc.). Le contenu n’a plus besoin de passer par les gatekeepers pour être publié ; il devient accessible en ligne. Cette tendance s’amplifie considérablement avec l’apparition du Web participatif, en particulier des réseaux sociaux. Ces derniers ont considérablement élargit et complexifié nos interactions sociales en ligne. Ils ont normalisé la sociabilité entre internautes « ordinaires » ainsi que la mise en scène de soi et le partage d’expériences personnelles. Le numérique engendre ainsi deux évolutions majeures. Premièrement, l’’expression publique n’est plus réservée à une élite professionnelle ; tout le monde peut s’exprimer en ligne sur le sujet de son choix. Deuxièmement, et en conséquence, le sujet des discussions a évolué : non seulement on parle de sujets ou de personnalités publiques, mais aussi de nous-mêmes, ou de personnes « ordinaires ». En conséquence, il s’opère une dissociation entre l’information visible et l’information importante. Le contenu sur le Web présente par ailleurs une visibilité très variable : une petite partie concentre la majorité de l’attention des internautes, sous l’effet de la hiérarchisation opérée par les algorithmes (cf. section « espace public »).