Le digital labor¶
Le terme digital labor ou «travail du clic» apparait au début des années 2010 dans le champ de la sociologie. Cette notion désigne l’ensemble des activités effectuées via des plateformes numériques et qui permettent à celles-ci de générer de la valeur. Le digital labor s’inscrit dans le principe du crowdsourcing, qui consiste à faire appel à une «foule» (crowd) d’internautes, rémunérés ou non, pour réaliser différents types de tâches. Les formes que prennent ce travail sont diverses mais on peut distinguer trois modalités principales [1] .
Le travail à la demande (sous-rémunéré)
Il s’agit d’un travail à la demande pour lequel la mise en relation entre prestataires et demandeurs passe par l’intermédiaire d’une plateforme numérique. Cette catégorie regroupe les activités issues d’une nouvelle économie des «petits boulots» (gig economy) : transport de personnes, livraison de repas, prestations de ménage, services de réparation, etc. Ces professionnels ont un statut d’indépendant tout en étant très étroitement liés à la plateforme. Ce travail à la demande prend place dans un contexte géographique précis (une ville, une région) et peut être soumis à des réglementations locales. Si les défenseurs de ces pratiques mettent en avant la flexibilité offerte aux travailleurs, ses détracteurs soulignent le risque de voir émerger une «zone grise» de l’emploi qui s’apparente au salariat, sans pour autant offrir les protections sociales qui l’accompagnent
Le micro-travail réalisé sur des plateformes (micro-rémunéré)
Cette catégorie recouvre l’ensemble des micro-tâches réalisées en ligne contre une très faible rémunération. Des entreprises, des institutions mais aussi des particuliers font appel à des travailleurs pour effectuer de petites opérations (clics sur une image, saisie de données, transcriptions, remplissage de questionnaires, annotation de vidéos) au travers de plateformes numériques, telle que Amazon Mechanical Turk (voir ci-dessous). Il s’agit essentiellement de tâches qui ne peuvent être accomplies par des machines et qui, dans certains cas, servent à entraîner des systèmes automatisés. Cette catégorie comprend également les personnes chargées de filtrer les contenus des réseaux sociaux. Dans ce cas, à la précarité du travail s’ajoute la question des conséquences psychologiques d’une exposition régulière à des images violentes.
Le travail effectué par les internautes (non-rémunéré)
Lorsque l’on interagit avec des plateformes en ligne, des applications mobiles ou encore des objets connectés, nous laissons des traces concernant notre profil et notre comportement. Celles-ci peuvent ensuite être analysées et valorisées afin d’améliorer un service ou de vendre à des entreprises des audiences publicitaires ciblées. Si l’accès à ces services est généralement gratuit, les internautes fournissent quelque chose en échange : ils produisent des données dont sont extraites une certaine valeur. S’agit-il alors d’un travail? La question divise la recherche et le débat public. Pour les uns, la relation entre usagers et plateformes (essentiellement les médias sociaux) relève d’un rapport d’exploitation dès lors que l’activité des utilisateurs génère du profit, tandis que pour les autres, cette relation s’inscrit dans le cadre d’une participation autonome et consentie à un environnement ludique dans lequel l’utilisateur s’engage avec plaisir et sans contrainte.
[1] Selon la classification du sociologue Antonio Casilli. Voir références.
Depuis 2005, le géant du e-commerce Amazon possède une plateforme qui met en relation des entreprises avec des personnes disposées à réaliser en ligne des tâches simples et répétitives (reconnaissance d’images, saisie de données, classement de mots, etc.) contre une très faible rémunération. Cette plateforme se nomme Amazon Mechanical Turk (ou «Turc mécanique») en référence à un célèbre canular du XVIIIe siècle.
Inventé en 1770 par le Hongrois Wolgang von Kempelen, le Turc mécanique était un automate habillé à la mode turque. Cette machine jouait particulièrement bien aux échecs et semblait imbattable. Mais c’était une supercherie ! A l’intérieur de l’installation se trouvait un véritable joueur d’échecs qui manipulait le mannequin.
Si Amazon se réfère à ce canular, c’est que sa plateforme proposant les services de «micro-travailleurs» (ou turkers) fonctionne sur le même principe. Elle propose de créer l’illusion d’un système automatisé en s’appuyant sur le travail de «petites mains» qui exécutent des tâches que les machines ne parviennent pas à effectuer.
Amazon Mechinical Turk se révèle particulièrement utile pour des tâches simples et répétitives qui ne pourraient être confiées à un seul individu et pour lesquelles les machines fourniraient un résultat décevant. Ces opérations ne requièrent pas de qualifications ou savoirs particuliers, mais font appel à une analyse qui relève du sens commun et qui peut être effectuée en un coup d’œil par un humain, alors qu’elle demeure encore inaccessible à une système informatique. Il peut s’agir, par exemple, de déterminer le contenu d’une image ou d’évaluer la tonalité d’un tweet. Certaines de ces opérations ont également pour objectif d’entraîner, compléter ou corriger des systèmes d’intelligence artificielle (résultats de moteurs de recherche, requêtes transmises à un assistant vocal, analyse d’image). L’importance du travail humain dans le développement des ces systèmes permet de relativiser l’autonomie des machines et des algorithmes dans les processus d’apprentissage automatisés.
La notion de digital labor témoigne, de façon plus générale, d’une nouvelle manière de penser le Web social. Jusqu’à la fin des années 1990, le réseau était avant tout envisagé comme un espace permettant l’échange d’informations, la mise en relation d’individus, la création de communautés en ligne dans un esprit participatif non-marchand. Les interactions semblaient guidées par des principes de collaboration, de partage et de don. Les observateurs de ces pratiques dressaient donc un tableau élogieux du Web.
Mais au milieu des années 2000, avec l’arrivée des plateformes, le regard porté sur le Web s’est transformé. La recherche s’est attachée à souligner la transformation du réseau en espace marchand, dominé par quelques acteurs centraux qui tirent profit des pratiques des utilisateurs. Les travaux autour du digital labor s’inscrivent dans cette perspective critique.
Références¶
Le livre du sociologue Antonio Casilli, En attendant les robots (Seuil, 2018)
Un dossier thématique très complet proposé par La Revue des médias qui met en lumière les débats autour de la notion de digital labor
Un autre dossier de La Revue des médias qui se penche sur une catégorie particulière de travailleurs du clic : les modérateurs de contenus des réseaux sociaux.
Une émission radio de la RTS sur le digital labor
Une enquête du magazine Usbek et Rica sur les travailleurs du clic
Un article du journal Le Temps sur l’ouvrage deux chercheurs consacré aux “travailleurs fantômes” en Inde et aux Etats-Unis
Le témoignage d’un ancien “travailleur du clic” qui raconte les dessous du fonctionnement de l’assistant vocal Siri.
Glossaire¶
Crowdsourcing
Digital labor
Intelligence artificielle
Micro-travail
Plateforme
Algorithme
Liens thématiques¶
En classe¶
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Diffuser l’épisode « Micro-travailler plus pour micro-gagner moins» de la série documentaire “Les invisibles” (France TV, 20 min.).
Suite à la diffusion, poser les questions suivantes :
a) Pourquoi parle-t-on de «micro-travail»?
Réponse
Il s’agit d’un travail à la tâche, ou plutôt à la micro-tâche. Les travailleurs et travailleuses sont rémunérés quelques centimes par opération. Ils n’ont pas de contrat de travail et n’ont droit à aucune prestation sociale. Il leur est difficile de prévoir leurs horaires et d’estimer leur revenu, car aucun nombre d’heures ou de tâches n’est garanti. Il s’agit donc d’une activité très précaire.
b) L’un des témoins dit : “On aide l’algorithme à s’améliorer”. En quoi les algorithmes doivent-ils être “améliorés”?
Réponse
Les algorithmes sont souvent pensés comme des processus informatiques qui fonctionnent de façon entièrement automatisée. Cependant, ces témoignages nous montrent qu’un important travail humain est nécessaire afin de fournir aux algorithmes des données valides. Certaines opérations qui requièrent une connaissance et une expérience du monde doivent être réalisées au préalable par des humains. Par exemple, dans le cas d’un algorithme destiné à traiter les requêtes d’un moteur de recherche, comprendre le sens ou la dimension implicite d’un mot est difficile pour un système informatique. Ils doivent donc être “entraînés” par des humains au travers de très nombreux exemples.
c) Pourquoi la personne qui travaille pour Google témoigne-t-elle à visage caché?
Réponse
L’IA est vendue comme une solution entièrement automatisée. Dans l’imaginaire véhiculé par les concepteurs, les algorithmes sont développés par une équipe d’ingénieurs, puis fonctionnent “tout seuls”. Google cherche donc à dissimuler le fait que son système est imparfait et que des “travailleurs du clic” effectuent “à la main” des tâches que l’on vend comme des systèmes automatiques. De plus, les conditions de travail de ces personnes sont particulièrement précaires et on peut imaginer que les entreprises ne souhaitent pas afficher publiquement qu’elles externalisent leur travail et participent à ces pratiques peu éthiques.
c) Pourquoi des entreprises basées en France, telles que Disneyland Paris, font-elles appel à des travailleurs si éloignés? Que nous dit cette situation de la “géographie” de l’IA?
Réponse
Les entreprises technologiques qui conçoivent l’IA se situent essentiellement dans le monde occidental, tandis que le travail de “petites mains” qui permet son fonctionnement est souvent réalisé en Afrique ou en Asie afin d’en réduire les coûts. Ces activités sont donc largement invisibles pour ceux qui en bénéficient. Le micro-travail reproduit des formes d’inégalités et des asymétries qui existent déjà dans d’autres secteurs industriels. Mais ce travail est encore plus occulté et fragmenté, car il est réalisé essentiellement individuellement et à domicile.
Par ailleurs, cette nouvelle forme d’activité délocalisée démontre également que le risque posé par l’automatisation du travail est moins celui d’un “remplacement des humains par les machines” que celui d’une précarisation et déqualification de certains types emplois.
d ) Pourriez-vous citer des situations lors desquelles nous entraînons les algorithmes, parfois sans nous en rendre compte?
Quelques éléments de réponse
Toutes nos activités sur les réseaux sociaux : commentaires, likes, partage d’images, clic sur un lien ou parcours du fil d’actualité permettent d’entraîner des algorithmes qui ont pour but de nous suggérer un contenu ciblé.
Effectuer une requête sur un moteur de recherche.
Identifier des objets sur des images pour valider un formulaire. Par exemple, il est souvent demandés aux internautes de reconnaître des objets liés au trafic routier (passage piétons, motos, vélos, etc.). Ces informations servent à entrainer les systèmes de conduite automatisée.
Compléter un CAPTCHA (Completely Automated Public Turing test to tell Computers and Humans Apart), ce test qui consiste à reconnaître des images ou des sons (plus généralemement des lettres) et qui permet de différencier un utilisateur humain d’un robot.
Enfin, toute trace laissée par nos activités numériques peut être captée et analysée dans le but d’entrainer des algorithmes.